Le mot poème vient du grec poiein(π ο ι ε ́ ω), qui signifie « faire ». Dans le sens de fabriquer, créer ou inventer. Il est permis de supposer alors que toute œuvre est un poème : la voiture, le téléphone, le stylo, le marteau, le téléviseur etc. Cette étymologie est intéressante car elle nous permet d’interroger le propos de Boileau dans son Art poétique : « Hâtez-vous lentement; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. » Ces vers sont une obscur-clarté. Ils sont faussement évidents. « Hâtez-vous lentement ». Le niveau de langue est sans doute ici compréhensible par tous. Nous savons ce que ces mots veulent dire. Pour autant, comment comprendre cette contradiction dans la syntaxe (ordre des mots) du vers ?
 
Je voudrais ici m’appuyer sur ce passage de l’Art poétique de Boileau pour aborder le poème au point de vue du design. Le design est pris ici au sens latin de designare (marquer d’un signe), c’est-à-dire débarrassé de toute notion de beauté aussi bien celle qui se prouve (respect des règles de composition) que celle, subjective, qui s’éprouve, située du côté du sensible (Aesthetica d’ Alexander Gottlieb Baumgarten). Pour être précis, je me demande dans quelle mesure les deux termes ne sont pas interchangeables. Le poème pour le design, et vice-versa. Si oui, puis-je inférer que la pensée visionnaire de Boileau comprend les principes définitoires du design, et par extension de ce qu’on appelle par excès de pédantisme le « good design » ( design d’exception ). Admettons que ces vers dans l’Art poétique sont plus populaires que l’ouvrage qui les contient. C’est que chaque vers, qui montre la simplicité et la clarté, revêt une forme proche de la syntaxe des recettes de cuisine. Ce sont des étapes à suivre. Mais à la différence du levain à ajouter dans le pain, qui est une trivialité, il s’agit là, me semble-t-il, de « bonnes pratiques », somme toute originales. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » n’est pas un truisme. C’est la glose même des principes modernes du bon design, notamment industriel. Dans ce seul vers, je retrouve les énoncés, nés de l’expérience, du designer allemand Dieter Rams et de beaucoup d’autres qui ont discuté cette notion.Voyons, pour commencer, le premier vers : « Hâtez-vous lentement ». Il renvoie, sans équivoque, à un leitmotiv assez répandu dans le monde économique actuel. La phrase est connue surtout en anglais : « Slow down to go faster ». C’est l’idée qu’il ne faut pas se précipiter à la tâche. Cette sentence est le rejet formel du débordement dans le travail. Boileau écrit : « J’aime mieux un ruisseau qui…lentement se promène, qu’un torrent débordé…sur un terrain fangeux ».
 
Ce précepte s’applique au design. Le « bon design » prend du temps. Jonathan Ive dit : « If you are doing something that is going to be truly innovative, it’s difficult, it’s hard and it takes time. » ( ft.com, 27/06/2019). Le temps est un composant inextricable du poème. En ce sens qu’il préside à l’effort créatif. Le temps est la lampe du poème. Il est le contraire du transitoire dont parlait Baudelaire dans ses Écrits sur l’art. Cependant, je constate que le temps, dans le système de préceptes de Boileau, participe de la notion de perfection. Soit le caractère et la nature du ruisseau dans l’idée précise de ce qui coule sans fin. Autrement dit, la perfection comme signe de ce qui dure dans le temps. Qui suggère la stabilité. C’est une allusion tangible au discours de Dieter Rams à qui l’on prête ce propos : « Good Design is long-lasting ».Voyons ensuite, grâce à la sémiotique, comment cette notion de perfection s’imprime immédiatement dans notre esprit en lisant ce vers : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ». Il s’agit moins ici du nombre de fois que de la répétition, qui a pour valeur de réinventer le processus. Comme dans un travail artisanal. Le vers suivant exprime ce rejet de l’inachevé et prône ce goût évident de la perfection : « Polissez-le sans cesse et le repolissez; ». C’est le souci du détail. Je cite Dieter Rams : « Good design is thorough down to the last detail ». Remy de Gourmont, auteur du poème champêtre Simone, dit à peu près la même chose en parlant de chef d’oeuvre : « Une œuvre qui au moyen des faits ordinaires comme aussi des plus rares de la vie se réalise de telle sorte qu’elle semble avoir atteint l’absolu, et qu’on ne puisse y ajouter ni en retrancher rien ». La fin de cette proposition de Gourmont est tout à fait intéressante car elle donne une définition de la perfection tout à fait originale, reposant tout à la fois sur le caractère ordinaire et rare de l’ouvrage.
 
Dans le domaine du design, et plus exactement de la conception de l’expérience utilisateur ou UX (User Experience), c’est cette heuristique d’un équilibre parfait entre les standards et le motif original. Je cite Marvin Bartel (Professeur d’Art émérite à Ghoshen College aux Etats-Unis) : « We value permanence and tradition, but we also value creativity, change, improvement, and relevance to the time in which we live. » C’est l’idée d’une dualité implicite, d’un effet simultané comme critérium pour arriver à l’unité. Cette constante de composition, laquelle a obsédé Delacroix, le génial coloriste, est cette qualité du poème qu’évoque Antoine de Saint-Exupéry Dans Terre des Hommes: « Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s’efface derrière son rôle. Il semble que tout l’effort industriel de l’homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures, n’aboutissent, comme signes visibles, qu’à la seule simplicité, comme s’il fallait l’expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe d’une colonne, d’une carène, ou d’un fuselage d’avion, jusqu’à leur rendre la pureté élémentaire de la courbe d’un sein ou d’une épaule. Il semble que le travail des ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d’études ne soit ainsi en apparence, que de polir et d’effacer, d’alléger ce raccord, d’équilibrer cette aile, jusqu’à ce qu’on ne la remarque plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une aile accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée de sa gangue, une sorte d’ensemble spontané, mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du poème. Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. » Antoine de Saint-Exupéry paraphrase Boileau, et par ricochet Remy de Gourmont dans ce passage mémorable, devenu en quelque sorte l’épigraphe favorite des artistes, ingénieurs, designers du monde entier. Excepté cette réinvention d’une pensée déjà formulée*, le propos de Saint-Exupéry montre toute la dimension de l’idée de perfection comme enjeu du poème d’après Boileau. Le verbe « polir » dans le dernier vers signifie ici et dans son sens général « rendre brillant et net ». Il exemplifie le geste final de parachèvement de l’ouvrage.
 
Autant pour le designer d’interface utilisateur définissant un parangon de mise en page, que du menuisier qui fabrique une chaise. Dans le poème de Boileau, la perfection, qui est cette idée d’unité au sens latin du mot ( perfectio), se situe peut-être, au fond, dans le langage comme acte d’individuation, et la langue comme réservoir naturel commun. Ce réservoir est ici la langue française. Ce langage, vous l’avez compris, est celui de Boileau. La tradition, l’esthétique commune savamment mêlée à une pratique individuelle, qui continue d’inspirer encore. C’est la nature du poème : transformer, toujours. Ici, cette transformation s’opère au moyen de la simplicité, la clarté qui éveille cette idée de beauté dans le style.La simplicité est un motif d’obsession chez les designers d’hier et d’aujourd’hui. Dieter Rams a dit : « Simplicity is the key to excellence » (La simplicité est la clé de l’excellence). Cela se voit dans ses produits pour Braun. Mais comme nous le savons à présent, ce n’est pas une nouveauté dans le poème.
 
« Ce qui se conçoit bien, dit Boileau, s’énonce clairement ».
 
Le discours de Boileau exprime cette simplicité dans une syntaxe et une sémantique assez tangibles. Ce vers devenu légendaire aussi bien dans les Sciences que les Lettres, a donné lieu à un axiome que j’aime particulièrement en ce qu’il rend compte de manière laconique l’objet de cette sommaire réflexion : « Simplifier est presque toujours synonyme de perfectionner, si bien que, pour aller à l’un, il faut ordinairement passer par l’autre. » (Mathias Mayor, Chirurgie simplifiée, Article III. De la simplicité). *(Nous savons tous que toute idée relève du domaine public, la forme qui l’exprime du personnel.)
 
En résumé, il est tout à fait possible d'appliquer à la conception d'interface utilisateur (UI)  les règles établies pour la poésie par Boileau dans son Art poétique :
 
— Clarté et simplicité
— Cohérence
— Équilibre et proportion
— Conception centrée utilisateur
— Brièveté
— Harmonie et unité
— Itération et amélioration