Une réflexion sur les différentes formes d’écriture dont témoignent Les Illuminations ou Une saison en enfer  implique un questionnement sur le statut du vers dans cette œuvre. C’est-à-dire, une réinvention chaque fois spécifique du vers, rendu malléable, et n’obéissant, partant, à aucune convention ou doctrine académique. Plus exactement, il s’agit de montrer ici, à grands traits, ces chatoiements du vers, dont les différents aspects caractérisent  l’ensemble des œuvres de Rimbaud.


L’intérêt pour nous, dans le cadre de ce travail, est de voir en quoi ce recueil de poèmes en prose est représentatif d’un dérèglement  de formes, dont  l’annonce est faite par Mallarmé notamment, à la mort de Victor Hugo : « On a touché au vers » (Crise de vers).


Cette crise du vers, dont les premiers jets sont déjà perceptibles dans Une saison en enfer, se traduit par une réclamation de formes poétiques nouvelles, qui va donner naissance au vers libre et à la poésie en prose. Elle est le signe d’un geste profanateur, puisque le verbe toucher, au passé composé, sacralise le vers.
   
Pour mieux cerner les enjeux de cette crise de vers, on se propose de comprendre comment s’opère ce dérèglement  des formes existantes dans les deux recueils de Rimbaud Les Illuminations et une Saison en enfer. On se concentrera en particulier sur le vers libre et le poème en prose, sans les approfondir vraiment.

 Les Illuminations


La chronologie de ce recueil est incertaine. Les textes, d’une longueur inégale, ont, pour la plupart été composés entre 1872 et 1873. Ils sont publiés pour la première fois dans la revue La Vogue par Verlaine, sur une mise en page de Félix Fénéon, alors collaborateur au journal.
A partir  d’un rythmique unique, orchestré par le langage, ces poèmes déploient une mise en scène du vers, désormais libre et affranchi des contraintes métriques.  En effet, sous cette prose, Rimbaud montre non seulement une libération du vers, mais aussi un assouplissement métrico-prosodique que connaît celui-ci.
Les poèmes les plus significatifs de cette  suite « d’instantanés » restent aujourd’hui encore Marine et Mouvement, qui mettent en relief, à première vue, le rejet de la rime et l’abandon du décompte syllabique. Les deux poèmes, de structures différentes et sans doute particulières, cessent de s’inscrire dans un système préétabli. En inventant leurs formes poétiques, ils s’insurgent contre les règles régissant la poésie traditionnelle. 


Les différents éléments caractéristiques de ces textes indiquent, à bien des égards, une asphyxie  des mécanismes du vers traditionnel. Ainsi, par exemple, la fin du vers n’est plus marquée par la rime. Celle-ci, sacrifiée, laisse place à une nouvelle forme de rimes, qui combine les sèmes marins et terrestres pour ce qui est du poème Marine. Le vers, libéré de ce qu’il est à la mort de Hugo, se ferme à toute mesure autre que celle qu’il invente lui-même. Autrement dit, le vers crée sa propre mesure. Cette élasticité est propre à chaque forme des Illuminations, qui invente sa poétique spécifique. Dans le poème Mystique, par exemple, une virgule suffit à imposer un nouvel alinéa : « […] nuits humaines…La douceur fleurie des étoiles […] » (Les Illuminations, éd. Pocket Classiques, p.264). De ce dérèglement des formes, issu d’une trituration du vers, résulte, nous le savons, le vers libre, non pas celui des Classiques, mais celui des Symbolistes.
   
 Le vers libre classique, note Gérard Dessons, est un vers hétérométrique, qui combine dans le poème plusieurs mètres : hexasyllabe, octosyllabe, alexandrin, etc. Ce vers reste un vers métrique, mais employé librement sans être astreint à une mesure unique (« vers libre », Introduction à l’analyse du poème, éd. HER, p.96).  Or, le vers libre symboliste, introduit par Rimbaud à la suite des poèmes Marine et Mouvement, ne s’appuie sur aucune règle, hormis peut-être l’enjambement, qui, à notre sens, est inhérent à la notion du vers dans son étymologie latine. Le vers libre symboliste est difficile à définir. Placé sous le signe de la musique, il  est peut-être, chez Rimbaud, l’accomplissement  d’une nécessité que le poème invente au moment où il se fait.
En somme, il semble évident que cette crise de vers est significative d’un besoin de renouvellement des formes depuis Baudelaire avec les Petits poèmes en prose et dont la formule vieillerie poétique dans l’Alchimie du verbe amplifie  l’écho.
 
Une saison en enfer
 
 Dans Alchimie du verbe, Rimbaud écrit : « La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe ». Cette proposition, de structure syntaxique simple, opère une révolution dont  la conséquence immédiate est le rejet des principes rhétoriques qui, jusque-là, régissent le vers classico-romantique dont une grande partie de l’œuvre de Rimbaud porte l’empreinte indélébile.
Faisant figure de prose critique, ce recueil, autant que Les Illuminations illustre cette mise à mal des formes poétiques fixes. Témoin d’un  « départ formel », après les épousailles du vers parnassien, ce recueil de proses entérine ce refus de la normalité. Chaque poème présente une ossature particulière, régie par les règles qu’il crée et qui lui sont propres. 
 
Le poème Éternité suffit à rendre compte de cette liberté prise à l’égard des conventions.
En utilisant un vers naïf, simple pour parler d’éternité, Rimbaud fait un acte de désinvolture, renchéri par l’oralisation du vers, qui se soustrait dès lors aux rigueurs de la poésie traditionnelle. Au fond, il s’agit de solder « les vieux moules » au profit d’une poésie moderne, reposant notamment sur la musicalité du vers, comme garant ou critère définitoire de cette poésie nouvelle.
Cette révolte contre les exigences de la métrique et de la prosodie classique, implique cependant une recherche de forme nouvelle dans laquelle le primat des images, des effets allégoriques et métaphoriques constitue un principal critère de cette déconstruction du formalisme académique, lancée par Baudelaire : « Quel est celui qui n’a pas, dans ses jours d’ambition,  rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rimes, assez simple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? ». 
Cette période définit assez bien le lieu où va s’inscrire la prose illuminée ou critique de Rimbaud. Elle montre également  une crise du lyrisme, dont témoigne par ailleurs l’œuvre du Voyant.
         
Il apparaît, en conclusion, qu’une étude approfondie des textes des Illuminations et d’Une Saison en enfer permettrait d’élargir cette réflexion sur les deux formes d’écriture : le vers libre et le poème en prose.  Cependant, un examen de ce type  a déjà été effectué, de nombreuses fois. C’est pourquoi, il nous a semblé pertinent  de souligner, dans le cadre strict de ce travail de synthèse, quelques traits caractéristiques de ces deux textes, qui montrent, chaque fois différemment, la liquidation du roman d’Alexandre d’une part, d’autre part une libération du vers traditionnel, contre lequel Rimbaud s’est insurgé, après l’avoir embrassé naguère.