Dans son ouvrage intitulé Les cafés artistiques et littéraires, publié en 1882 chez  Martin Boursin (Libraire – éditeur), Auguste Lepage (1835 – 1908) dénombre plus d’une dizaine de cafés ou cabarets qui jalonnent alors les rues de Paris ; du boulevard Rochechouart au pied de la butte de Montmartre, en passant par la place Pigalle et de Clichy ou encore par la rue Saint-André-des-Arts. Ces lieux de rendez-vous, pour emprunter une expression d’Émile Goudeau, où se coudoient régulièrement ou de façon occasionnelle journaliste, écrivain, artiste peintre, poètes, chansonniers ou homme politique, font office de foyers littéraires dans lesquels s’organisent les programmes de petites revues et où s’affirment des individualités, se lancent des défis ; mais où l’on s’amuse également tout en chantant, en buvant ou en fumant. Parmi les plus connus, on peut citer le café de la Régence, où Diderot inscrit le déroulement de son roman-conversation Le Neveu de Rameau ; le cabaret du Chat-Noir de Rodolphe Salis au sein duquel a vu le jour la revue du même nom dans laquelle Marie Krysinska a fait paraître une grande partie des textes de Rythmes Pittoresques ; la Nouvelle-Athènes ou le Rat-Mort, le café de la rue de Buci où l’on pouvait lire le Mercure de France, discuter de la théorie d’un tel savant professeur, la valeur d’une peinture ou d’un livre, etc. Ces établissements qui eurent des clients célèbres comme Théodore de Banville  au café de la rue Buci, Jean Moréas, Charles Cros ou Maurice Rollinat au Chat-Noir où les initiatives du vers libre et d’une manière générale du symbolisme furent assez remarquables, connurent également la fréquentation de rédacteurs en chef tels que   M.V. de Mars à la Revue des Deux Mondes et Émile Goudeau au Chat Noir.
        

Dans ces cafés où émerge un nouvel esprit qui délaisse l’attitude mondaine au profit d’une vie de névrosé, s’opèrent les révolutions littéraires à venir. Le besoin de se distinguer, d’affirmer ses réflexions théoriques, son étiquette partisane  expliquent la formation de petits cénacles ici ou là, encourage la création de  revues. Ainsi, dans ces locaux à l’intérieur parfois gothique comme ce fut le cas pour le cabaret du Chat-Noir, se réunissent de jeunes artistes qui, sous des noms particulièrement singuliers tels que Hydropathes,  ou hirsutes, discutent de poésie, d’art, et de littérature en générale. Ces jeunes gens de la deuxième vague symboliste, c’est-à-dire, nés entre 1885 et 1865 écrivent, à l’instar de leurs aînés Verlaine, Mallarmé, Coppée, dans les petites ou grandes revues dont la diffusion se fait également dans ces établissements au public parfois réservé : chez les Hydropathes, par exemple,  était admis celui qui n’aimait pas l’eau si nous nous limitons au sens littéral  de ce vocable formé de hydro : eau, pathe : de pathie qui signifie une sensibilité à la douleur, une maladie. Sous la houlette de Goudeau, de Georges Lorin et de quelques autres amis, les hydropathes  s’installent d’abord au boulevard Saint-Michel, puis au café de la Rive Gauche où non loin de là Mallarmé tînt ses mardis. Partisans de l’avant-garde littéraire, les Hydropathes qui voient leur nombre d’adhérents augmenter, au fur et à mesure des séances, regroupent une partie de la première génération symboliste, comédiens, écrivains ou poètes : Bourget, auteur de Essai de psychologie contemporaine, Laurent Tailhade, anarchiste de la fin de siècle, Paul Mounet et bien d’autres encore. Ces réunions, comme il s’en organise un peu partout dans les cafés, sont souvent soutenues par la fondation d’une revue, d’un journal dans lequel paraissent en priorité les œuvres saluées par le cercle.
Ces cénacles ne durent, cependant, pas longtemps. Ils se muent, se meurent chaque fois nécessairement pour trouver une vigueur nouvelle, un air tendanciel nouveau, pour se réinventer. En effet, les Hydropathes cessent de s’appeler ainsi pour revêtir un adjectif substantivé, un  des plus étonnants : les Hirsutes, désignant à l’origine ce qui a un aspect désordonné, échevelé, hérissé en parlant de poils. Ce cénacle qui porte l’empreinte des Hydropathes et auquel appartient Léo Trézenik, fondateur de La Nouvelle Rive Gauche devenue Lutèce, rassemble principalement des écrivains « décadents ». Leur objectif est de témoigner de la modernité littéraire qu’ils pressentent et dont ils rendent compte de façon tout à fait provocante. D’autres cercles littéraires, sous la bannière de grandes enseignes de cafés artistiques, se forment à  Paris où le phénomène des petites revues s’amplifie et accentue l’ambiance dans ces lieux qui, depuis le dix-huitième siècle, et sans doute un peu avant, sont fréquentés aussi bien par les grands esprits que par les « débraillés ». Bien sûr, il reste vraisemblable qu’au  Mouton blanc où se rendaient habituellement Boileau, Molière, Racine, les « énergumènes » n’avaient pas leur place, puisqu’il s’agissait d’un lieu réservé exclusivement aux gens de la cour, amis de Louis XIV. De la même manière, le célèbre café Procope n’eut pour clients que de grands écrivains tels que Voltaire, D’Alembert, Diderot, Rousseau, etc. C’est à ce café d’une notoriété européenne que les Parisiens eurent goûté pour la première fois des glaces.
Reste que à l’époque des Hydropathes, des Hirsutes, l’accès aux cafés et  cabarets n’est pas toujours restreint, bien qu’il soit généralement défini. Véritable lieu de « végétation » où mûrissent les volontés et les désirs de chacun, où se fortifient les idées personnelles à rebours des conventions et des poncifs, les cafés sont à l’image des revues dont elles favorisent la naissance en accueillant les regroupements, les réunions.
 
Il est cependant probable que si La Vogue n’avait point publié les Illuminations de Rimbaud ou Lutèce pour une grande partie des textes de Verlaine, on n’aurait pas connu l’œuvre si grande de ces deux illustres poètes. C’est malheureusement le cas pour de nombreux poètes, inconnus du grand public, et dont l’œuvre reste, pourtant, remarquable. On peut citer, à cet effet, Marie Krysinska dont le travail de mise en lumière se poursuit, en France comme ailleurs.
    On l’a vu, la durée de vie des cénacles qui animent les cafés et les cabarets est courte. Les Hydropathes ont été supplantés par les Hirsutes et à leur tour, ces derniers perdent toute vivacité, et bientôt une autre jeunesse artistique et littéraire va les remplacer. Sous les auspices de Rodolphe Salis, qui place ces artistes sous l’enseigne du Chat-Noir ; en hommage au chat noir qu’il aurait retrouvé non loin de ce cabaret, ce nouveau regroupement connaît un grand succès et se dote très vite, comme la plupart des cafés artistiques et littéraires, d’un journal qui publient les œuvres de ses poètes et  compositeurs qui s’y produisent.


 Le temps du Chat Noir prendra bientôt fin et avec lui un air de vivre particulier va s’éteindre. Autour de Maurice Rollinat qui fit partie, comme bon nombre d’artistes qui ont rejoint ce nouveau milieu littéraire, des Hydropathes et brièvement des Hirsutes, le cénacle du Chat Noir a opéré, à sa façon, ses révolutions, manifesté ses engouements, son indépendance littéraire à l’égard de l’académisme affiché du côté de la Rive Gauche. Mais hélas, comme à chaque fois, les cabarets affirment ce qu’ils ont à dire, scandent et martèlent leurs opinions, puis se désagrègent pour atteindre une autre sensibilité. Les vers libristes par exemple, partisans de la poésie libérée se sont d’abord manifesté dans ces lieux incontournables, avant de poursuivre leur combat, toujours singulier,  dans les petites revues dont l’avènement a sonné.