A sa publication au Mercure de France en 1891, on a pris ensemble Le Joujou patriotisme pour un pamphlet antipatriotique et Remy de Gourmont pour un «mauvais Français» dont le propos véhément n’a pas été compris par tous. D’où hier déjà, et aujourd’hui encore, un texte dont l’enjeu est inextricablement associé à la révocation de son auteur de la Bibliothèque Nationale, qui est la conséquence d’un malentendu.
 
Dans la défense d’un patriotisme littéraire incluant alors la littérature allemande, la foule n’y a vu que du feu, c’est-à-dire rien: le discours du mépris et de l’anti-patriotisme. Tout l’envers du texte, que Gourmont avait voulu un motif pour dissocier un vieux mot de la langue française des clichés qui en ont fait un lieu commun. La stratégie autant que son objet n’ont pas été saisis.
 
Le Joujou patriotisme a donc posé un problème de langage, moins d’éthique que de politique. Car ce qu’on a toujours perdu de vue à la lecture de ce texte, c’est que Gourmont écrit en sujet littéraire pour l’art, pas en tant que Français contre la patrie :
 
"Quelle fierté, demande-t-il, les patriotes ont-ils jamais tirée des oeuvres de, par exemple, Villiers de l’Isle Adam ?". Soupçonnaient-ils son existence, alors que le roi de Bavière l’accueillait et l’aimait ? Ont-ils subventionné Laforgue, qui ne trouva qu’à Berlin la nourriture nécessaire à la fabrication de ses chefs-d’oeuvre d’ironie tendre ?»*3.
 
Pour l’art, contre la patrie. Cette juxtaposition, qui n’est pas logique, mais ressortit au discours de la pensée collective explicite le quiproquo dans lequel l’art est pris malgré lui pour un rebours du sentiment de la patrie. De sorte que « pour » et « contre », à la manière des pièces montées, dans cette mise en scène, forment un dualisme des partis formé cependant sur une singularité : la seconde des deux prépositions est réductible à la première. Il n’y a pas dans ce cas de contre-mouvement dans cette double radicalité.
 
Contre la patrie implique pour l’art, précisément lorsque l’art n’a pas la faveur, comme reconnaissance de la valeur, de la patrie. Or l’art, qui n’a de visée que sa propre réalisation, ne comprend dans son adresse, qu’un impersonnel du « je » artistique.
 
En ce sens, la patrie, qui est un sujet collectif, ne peut se vexer que l’art quelquefois, du moins pour la valeur, la surprenne jusqu’à l’affolement. Et qu’elle se mette à réagir face à lui tel un amant trahi et laissé dans ses coutumes, qui, pour se consoler, dit de l’art, entonnant le mot trop connu : « qu’on est jamais trahi que par les siens »*4.
 
L’art, qui est l’individu en tant que sujet artistique, et pas empirique, dans sa réalisation maximale, se trouve alors dressé contre la patrie, autrement dit contre le peuple ou « les siens » alors qu’il excède, étant apatride chez Remy de Gourmont, toute notion de patrie.
 
Autant une peinture qu’un poème, l’art est certes individuel dans les conditions de sa production, toutefois, pour la catégorie des individualités qui le produisent à la manière de Gourmont il cesse d’être national chaque fois qu’il crée de la valeur qui ne soit pas un maintien de l’ordre à la vue de la patrie.
 
Ce n’est donc ni l’art pour la patrie, ni contre elle. C’est l’art pour sortir des habitudes, congédier les préférences, celui que prône Remy de Gourmont, qui lui attire toutes les inimitiés. Ce n’est ni le spectacle ni la pompe. Il s’agit de l’art que méprise la patrie pour ce qu’elle le voudrait disposer comme d’une institution autant que le peuple d’Athènes au temps d’Eschyle et Sophocle.
 
Il ne s’agit pas de l’art pour l’art, qui est un repli, mais de l’art n’ayant de vocation que sa propre réalisation. L’art comme désintéressement au sens de Remy de Gourmont. Autrement dit, la capacité à aimer Goethe, au temps de Nietzsche, pour la valeur de son œuvre, alors même que son pays vous fait la guerre.
 
Cette attitude critique, qui est celle de l’amitié, implique une dissociation nécessaire du sujet du discours de la cité. L’homme étant « un animal constructeur de cités » disait Aristote, le discours du désintéressement devient tantôt celui du rejet des notions-valeurs d’association, d’accord, d’unité, de solidarité. C’est un rejet qui, pour l’homme de la cité, est un refus. D’où le résultat incompris de l’acte critique.
 
Au lieu d’un rejet du patriotisme comme un pas vers l’amitié, on a confondu la manière de dire avec le discours lui-même, si bien que, les mots dans Le Joujou patriotisme, qui sont violents et hardis, ont eu pour effet indésirable de fournir aux patriotes les armes contre le motif qui a conduit Remy de Gourmont à l’écriture du Joujou, contre la vérité, qui était son point de vue des évènements de son époque, qu’il a tenté de montrer sans parvenir à la sauver.
 
Cette vérité, dont on peut exagérer la valeur aujourd’hui, est la nécessité de l’amitié franco-allemande. Bien que, pour défendre son opinion, Remy de Gourmont ait été maladroit, ayant parlé d’un ton agacé et clair de la nature des « écritures aisées qu’il dédaigne pourtant, son discours n’est pour autant pas compromis, qui est admirable, et surtout de la valeur de ces thèses dont la valeur demeure intacte en dépit des procès dans la révolution des idées qui visent à les détruire.
 
Le discours de Remy de Gourmont est dénoncé, parce qu’il jette la lumière sur une obscurité intellectuelle, qui est ce qu’il appelle «  la falsification des juvéniles cervelles »*5. Mais il reconnaît lui-même dans ses Epilogues (1895-1898), que la mauvaise réputation est le sort réservé aux écrits qui « dépassent, en un sens ou dans l’autre, les limites des programmes »*6. Et Le Joujou patriotisme excède les programmes, qui s’attaque à la notion de « patriotisme » comme « joujou », c’est-à-dire comme mot aussi bien répandu qu’il n’admet pas la liberté de dire et d’écrire qui le secoue. Car si les patriotes ont manifesté une haine contre Remy de Gourmont, c’est bien qu’ils lui refusent le droit à une opinion contradictoire, qui est contraire aux principes de liberté que ce dernier défend: « Il n’y a pas de liberté là où le public n’est pas assez intelligent pour aimer les opinions contradictoires »*7.
 
3. Gourmont (Remy de), Le Joujou patriotisme, Paris : Mille et une nuits, 2001, p. 11.
4. Dans le sens étendu du proverbe où la liaison des personnes est mis en avant.
5. Gourmont (Remy de), Epilogues (1895-1898), La Culture des idées, Paris : éditions Robert Laffont :2008, p. 482.
6. Gourmont (Remy de), op.cit., p. 7. 7. Gourmont (Remy de), op.cit., p. 479.
Nota Bene : Il faut écrire Remy de Gourmont et non “Rémy” (avec accent)  de Gourmont