La littérature française a illustré le pouvoir immense des figures de style. Nos oeuvres n'ont sans doute pas inventé ces tours de magie de l'expression, mais elles ont montré les motifs d'aimer ces acrobaties tout à fait remarquables de la pensée humaine,  poussée à sa réalisation maximale.

 

Prenez Voltaire dans cette répétition : 

"Songe au moins , songe au sang qui coule dans tes veines", Voltaire, Zaïre.

 

Prenez V. Hugo dans cette antithèse :

"Nous portons tous les deux au front une couronne

Où nul ne doit lever des regards insolents :

Vous de fleur de lis d'or et moi de cheveux blancs.

Roi, quand un sacrilège ose insulter le vôtre,

C'est vous qui la vengez, C'est Dieu qui venge l'autre. (V. Hugo.)

 

Va, je ne te hais point

 

Ces figures de style ne sont pas des préciosités de Cabotin. Elles sont les images épatantes d'une cristallisation des modes de dire et des pratiques d'écriture : ces travaux artisanaux pas très lucratifs. Ces tournures exquises de la pensée font la littérature. Et pour ce qui concerne notre littérature , elles sont l'agrément de notre langue. Autrement dit, tout ce qui fait à la fois sa beauté et sa force. Retirez ces tours de phrases de nos oeuvres, et vous aurez toute la froideur de l'humanité. Otez de ce vers tout le pouvoir de la litote dont il est empreint, et vous n'aurez pas toute la violence de l'amour de Chimène pour Rodrigue : "Va, je ne hais point" (Corneille, Le Cid).

 

Réinventer le quotidien 

 

La répétition a pour valeur de réinventer l'expression, le mot, le groupe de mots ou la proposition. Parfois, elle charge le pronom ( mis pour le nom) de toute l'émotion du nom : 

"Tendre épouse, c'est toi qu'appelait son amour,

Toi qu'il pleurait la nuit, toi qu'il pleurait le jour. (Virgile, traduction du latin par Delille). 

 

La force de ce vers tient dans le pouvoir prodigieux de la répétition, qui consacre ici Eurydice, cette épouse perdue d'Orphée.


 

Donner de la vie 

 

Heureusement que notre langue foisonne de toutes ces convivialités générées par les figures de style. Le langage quotidien s'est enrichi de ces tournures de phrases pour masquer le tragique quotidien. Allons boire un verre — Avouons-le, il y a moins de panache et sans doute moins d'entrain à dire "allons boire des verres d'alcool ou de jus de fruit". Le contenant pour le contenu illustre la métonymie dont le nom est aussi obscur que le grec lui-même dont il est issu. Mais qu'importe, ce qui compte, c'est ce tour de force dans le langage. Il apporte de la chaleur et de la vie à la conversation.

 

Charmer la foule  

 

Dans son Art poétique, qui est pour moi le livre de tous les livres, Boileau dit :
"Voulez-vous du public mériter les amours?
Sans cesse en écrivant variez vos discours. 
Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme. ?
On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer, 
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier. 
Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère 
Passer du grave au doux, du plaisant  au sévère!
Son livre, aimé du ciel, et chéri des lecteurs, ( Boileau. Art poét.,  Chant I, vers 70 et suiv.) 
 

Certes, "variez vos discours" veut dire ici "écrivez sur d'autres sujets". Cependant, il y a assurément dans ces vers magnifiques tout ce qu'il faut savoir pour charmer les auditeurs et les lecteurs : "Passer du grave au doux, du plaisant  au sévère!". Par des tours de pensée au moyen notamment des figures de style : les néologismes, les synonymes, les transitions, les épithètes, etc...

 

Le sublime dans le marketing

 

Le marketing ( oui, c'est un mot français !) pille tout dans la littérature, et surtout chez les auteurs de génie comme Boileau. Même le marketing qui se dit disruptif* vole tout à la littérature. Mais n'est-ce pas le trait du génie ? Que de voler ? ( Picasso dit : le talent copie, le génie vole). Le marketing dont on nous obsède s'est donc arrogé les faveurs de la littérature. Dans les brochures, que personne ne veut dans les boîtes aux lettres, les publicitaires se servent d'allitérations (voyez-vous  cela !) pour vendre un objet connecté : "Puissance, performance, perfection". C'est étonnant non ? De voir que des petits doués des écoles de commerce se servent de cette littérature,"qui ne sert à rien pour vous", pour  toucher votre esprit. Les mots sont pesés, mesurés pour embellir, donner du mouvement, quelques fois pour exagérer, d'autres fois pour établir une connexion émotionnelle, pour vous percuter jusqu'au tréfonds de votre être. Mais il ne faut pas leur en vouloir aux spécialistes du marketing. Ils ne font que suivre les prescriptions de Longin*, ce rhéteur qui pensait que les figures de style sont "une des sources principales de la sublimité du discours et l'un des plus beaux ornements de tous les genres de style". Le marketing exemplifie ici comme ailleurs tout le sublime des figures de style : par ici l'hyperbole pour crier au monde "Une vitesse inégalée...". Par là, la personnification pour vous raconter que vous avez chez vous "un assistant personnel". Plus loin, l'antithèse magique : "petit en taille, mais grand en ..."


 

Sans la littérature, il n'y a pas de figures de style, et pas de magie pour nos yeux et pour nos oreilles. Pas d'espoir, pas de passion, pas d'amour, pas d'émotions et pas d'images. Les figures de style, même si elles ne sont pas que des moyens d'ornement et d'embellissement, apportent au langage tout ce que le langage n'est pas capable de produire tout seul. Parler pour être compris se cantonne à la clarté et à la simplicité. C'est un acte d'individuation*. Parler au moyen des figures de style, c'est impliquer l'autre dans la conversation. Votre ami pêcheur vous dit : je "vois trois voiles à l'horizon" pour dire "trois bateaux" vous fait cadeau d'une belle métaphore.

 

Parler d'une manière quelconque en se servant des figures de style, c'est comme Mitterand, faire appel à l'anaphore pour donner au discours le moyen unique de dépasser son époque jusqu'à nous parvenir :

 

"A tous les combattants de la liberté, la France lance son message d'espoir. Elle adresse son salut aux femmes, aux hommes, aux enfants mêmes, oui, à ces "enfant héros" semblables à ceux qui dans cette ville, sauvèrent jadis l'honneur de votre patrie et qui tombent en ce moment-même de par le monde, pour un noble idéal.
- Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres.
- Salut à celles et à ceux qu'on baillonne, qu'on persécute ou qu'on torture, qui veulent vivre et vivre libres.
- Salut aux séquestrés, aux disparus et aux assassinés qui voulaient seulement vivre et vivre libres.
- Salut aux prêtres brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent leur sang pour survivre, aux indiens pourchassés dans leur forêt, aux travailleurs sans droit, aux paysans sans terre, aux résistants sans arme qui veulent vivre et vivre libres." (Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, devant le monument de la Révolution à Mexico, mardi 20 octobre 1981 (Discours dit de Cancun)

 

 

* (par métaphore, qui tend à être différent)

* Auteur du Traité du Sublime ( traduit par Boileau )

* Fait d'exister en tant qu'individu